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- MSz, une science pratique du singulier
Voir, à ce titre, la photographie de MSz, debout sur une table ou une bibliothèque, dans une performance incongrue : cette démonstration ne sert pas seulement à mettre à l’épreuve la résistance de la pièce et à la prouver sur pièces, c’est-à-dire à la documenter. Bien sûr, il s’agit de faire l’expérience de la plasticité et de la viabilité du travail, d’affronter la solidité d’une machine _ la table, le bureau, la console, l’étagère _ destinée à rester sur ses pieds, de la mesurer à l’être humain et à sa force. Certes. Mais il s’agit aussi de résistance. Résistance à l’imposition d’un corps humain et d’une force, résistance aux usages qu’on lui prescrit. Devenir usager, c’est également détourner les usages. Il s’agit donc tout aussi pleinement d’investir des usages jusqu’à alors inconnus.
Sur une table, on mange, on travaille, on lit un livre, on écrit sur un cahier ou un clavier, on regarde un ordinateur, on range des documents, on dispose des cartes, on “chatte” avec une personne lointaine, on discute… On saute, on danse, on fait l’amour, on s’expose… D’autres usages du corps sont encore négociables à discrétion. L’artiste Rémy Zaugg, à propos du mobilier qu’il concocta pour exposer Herzog & de Meuron (Herzog & de Meuron: une exposition, Centre Pompidou, Paris, 1995), en formulait ainsi le voeu : « Des tables en attente. Des tables prêtes à recevoir, à accueillir, à montrer la poursuite de la recherche. Des tables tournées non pas vers ce qui a été fait, mais vers ce qui sera fait. Des tables appelant le devenir et l’à venir. Des tables prospectives. Annonciatrices. Des tables dont le vide appelle, en l’annonçant, la poursuite de la recherche. Des tables non pas nostalgiques mais grosses d’espoir. C’eût été merveilleux »[7]. C’est merveilleux.
Ne plus dessiner relève d’une méthode qualifiée de « soustractive », si l’on entend l’absence de dessin comme un renoncement. Mais ne plus dessiner, c’est aussi, d’un trait ou plutôt d’une absence de trait, barrer une dualité et une tradition dans la division du travail, qui ressort d’un système dont l’invention remonte au moins à la Renaissance et à une économie dont le succès finira par « faire système » en s’étendant peu à peu, sous la forme du capitalisme.
Selon l’historienne d’art Jacqueline Lichtenstein[8], « disegno » fut l’un des concepts théoriques majeurs de l’art à la Renaissance. Il signifie à la fois dessin et projet, ce qui se rapporte au tracé et à l’intention. Il marque dans l’activité manuelle ce que le nom d’artiste contient d’intellect, de « cosa mentale », élevant ou relevant la condition de celui qui en fait usage. L’artiste quitte la condition de l’ouvrier et des arts mécaniques pour se hisser du côté du « libéral », des gens qui pensent et qui décident en dessinant. « Disegno » ramasse alors en un seul mot, ce qui en Français depuis le XVIIe siècle, divise dessein et dessin, ce qui se nomme en anglais drawing et design[9]. Pourtant, le double sens a réapparu dans l’utilisation moderne du design, toutes les langues caractérisant par ce terme un art industriel issu de la tradition du Bauhaus et, par extension, le récit d’un objet de consommation courante, parcouru depuis sa conception jusqu’à sa fabrication.
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